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Les épreuves subies pendant et après la guerre de 1939-1945 par une famille lorraine

C’est l’histoire authentique d’une simple famille paysanne du Bitcherland

ou l'Itinéraire d'un jeune  durant la guerre


Quand Antoine Sprunck, cultivateur, âgé de 45 ans, père de 5 enfants, habitant d’Ormersviller (Moselle), situé à la frontière sarroise, à 11 km au nord de Bitche, est mobilisé le 23 août 1939 au 23 ème SIM à Dieuze (Sud de la Moselle), il ne se doute pas qu’il ne pourra pas exploiter sa ferme d’une quinzaine de hectares pendant sept ans. 

  


Il quitte Ormersviller avec le “Poschtauto” Jost, prend le train à Bitche, puis à Sarreguemines pour Dieuze, où il reviendra fin 1944 avec sa famille après une longue pérégrination.  Il ne retournera avec sa famille habiter dans son village natal que le 1er avril 1946. Après avoir déménagé huit fois, il n’emménagera qu’en 1954 dans sa maison reconstruite.



 


Antoine avec ses deux chevaux dans la cour pavée devant l'écurie. Son fils René, âgé de 13 ans, monte un cheval en 1939.


La mobilisation

En 1939, Antoine est père de cinq enfants, Yvonne 14 ans, René 13 ans, Marie-Thérèse 10 ans, Valérie 7 ans et Joseph 6 mois. A 43 ans et père de cinq enfants, il ne devrait normalement plus être mobilisé.  En effet, Agathe, son épouse, apprend à Brie que les pères de quatre enfants n'ont pas été mobilisés. Agathe en parle au maire de Brie qui va intervenir   et Antoine va réclamer au bureau des effectifs. Le lieutenant Tappert, originaire de Sarreguemines intervient à plusieurs reprises.  Hélas, l’administration militaire n’est pas rapide, il lui faudra quatre mois pour prendre la décision pour le démobiliser. Enfin, le 20 décembre 1939, il remet son paquetage, et rejoint en train sa famille à Brie-La-Rochefoucauld en Charente. 


Agathe Chef de famille

Quand Antoine quitte la maison en août 1939, il reste à rentrer le dernier regain au lieu-dit Hoptahl” près du Moulin d’Eschviller. Sa femme Agathe, âgée de 39 ans, ira chercher avec René et Yvonne la dernière récolte de regain. Valérie devra veiller sur son petit frère. Afin que son épouse ait moins de travail avec les enfants, la tante Valérie viendra le dimanche suivant récupérer Valérie et Marie-Thérèse qui passeront les vacances chez elle à Reichshoffen (Alsace) jusqu’à la rentrée du 1er octobre 1939. 


L’évacuation


Hélas tout va s’accélérer, quand l’ordre de quitter Ormersviller est donné à toute la population le 1er septembre 1939. Rien de sert de pleurer et de se lamenter, il faut préparer les valises et prendre l’indispensable. Seuls 30 kg sont autorisés par personne. Un voisin Victor, âgé de 16 ans, venait très souvent travailler à   ferme. Il va aider Agathe et René pour atteler les chevaux.  On ouvre les poulaillers, les clapiers et la porcherie. Les vaches suivent la caravane. Ce sont les jeunes gens qui sont chargés de les faire suivre la caravane. Agathe s’installe sur le chariot avec Yvonne, René et Joseph alors que deux de ses filles sont encore en vacances en Alsace. Elles ne reverront leur famille qu'en septembre 1940. La première halte est dans un grand pré avant Lorentzen (Alsace Bossue). Il faut dormir à la belle étoile. Ce qui n’était pas évident. Voilà qu’en pleine nuit un orage éclate, tout le monde se couche sous le chariot. Tout le bétail est vendu à l’Etat contre un récépissé près l'Etang de Stock à Rhodes. Les évacués sont très mal reçus à Azoudange (Sud de la Moselle) où Alex Kuhn enfonce la porte d’une grange avec le timon du chariot. Dans les autres villages les habitants abritaient les évacués dans les granges.  



 Le départ du train pour la Charente. On y reconnaît Mme Perrin, épouse de l'instituteur, Laurent Bath et Emile Schwab.


Toute la population prend le train le 5 septembre à Azoudange (Moselle) dans des wagons à bestiaux. Le voyage en train durera trois jours. René se charge de chercher du lait et de l’eau à chaque arrêt dans les gares.  Les habitants arrivent à Chazelles en 



Monique lors de la visite du château de Brie en 1997


Charente, reprennent le train pour rejoindre le château de la Rochefoucault où ils logent durant trois jours, puis reprennent l’autorail pour arriver à destination à Brie le 17 septembre près d'Angoulême.




 

Copie du cahier où les évacués sont inscrits à la mairie de Brie

On attribue à Agathe et ses trois enfants une chambre unique.


 



 

Joseph visite Brie en 1918. Il est entouré de Robert Andrès, dont le père a épousé une Charentaise et de Jean-Pierre Guillou, adjoint au maire, devant la maison où la famille Antoine Sprunck a logé à Brie.


Un logement précaire


A la gare de Brie, les paysans les attendent avec leur tombereau. A Agathe, on attribue une grande chambre avec une cheminée avec crémaillère. Elle devra   préparer le repas dans la cheminée avec un chaudron. De plus, il n’y a pas de toilettes, il faut aller au fond du jardin. Agathe achète un seau hygiénique qui sera vidé dans le potager et un grand rideau pour séparer la chambre en deux. Les matelas sont remplis de paille, alors qu’à la maison, il y avait de la laine. Pour Joseph qui n'a que six mois, le propriétaire donne une caisse Lever où il a mis de la paille, recouverte d'un sac comme matelas.  

Ce qui étonne tous les évacués, à Ormersviller, les habitants avaient plus de confort qu’en Charente.

- Mon Dieu, dans quel pays sommes-nous, ils ne connaissent même pas les cuisinières, et n’ont pas de toilettes, s’exclame Agathe. 

Elle achètera rapidement un petit poêle comme tous les autres Mosellans qui le baptiseront


 





Poêle charentais

 “Charentaewel”. Les Charentais s’en servaient pour faire bouillir l’eau de la lessiveuse. 

Des allocations étaient versées aux adultes non- salariés (10 fr. par jour) plus 6 fr. par enfant à charge.

 Elles devaient couvrir les coûts de logement, de nourriture, d’habillement, etc…

 Quelques prix de l’époque : 1 kg de pain = 3 fr. , 1 kg de pommes de terre = 1,50 fr., 1 litre de lait = 2 fr., 1 kg de viande de bœuf = 13 fr., 1 litre de vin rouge = 2 fr.


Dans la liste des allocataires, beaucoup de noms nous sont familiers, mais de nombreux autres ont disparu de notre village. Quand on lui attribue une chambre, Agathe déballe les trois valises, dont une était entièrement réservée aux affaires du petit Joseph. Dans les deux autres, il y a les vêtements et les papiers (le livret d’épargne, les actes notariés et le livret de famille). Ce qui manque surtout ce sont les ustensiles de cuisine ; du fil et des aiguilles ainsi qu’un réveil.  


Une mésaventure 


Pour se procurer ce qui manque, Agathe décide   de prendre le train pour Angoulême afin d’y faire ces achats essentiels. Yvonne et René restent tout seuls pour s’occuper de Joseph, âgé de 7 mois. Comme elle ne connaît pas la ville et ne maîtrise pas la langue française, elle perd beaucoup de temps.  Après beaucoup de courage et de détermination, elle arrive à acheter une bonne partie de sa liste.


Charente Libre

Rue d'Angoulème


Le temps passe tellement vite, et de plus, elle a oublié de regarder l’heure du départ du train de retour. Quand elle arrive à la gare, le dernier train pour Brie était parti. Cela lui fait un véritable choc, car les enfants sont tout seuls et ne savent pas pourquoi elle n’est pas rentrée.

Découragée, elle se met à pleurer. 

Une dame l’observe, s’approche d’elle et lui demande en français.

-  Vous avez un problème ?

-  Réfugiée, dit-elle

-  Sprechen Sie deutsch ?

-  Ja

-  Was ist denn passiert ?

-  Der Zug ist fort, und meine Kinder sind allein zu Hause in Brie-la-Rochefoucauld

 

La dame, professeure d’allemand, lui propose de passer la nuit chez elle. 

Lors du dîner, elle lui raconte le long voyage dans   le train toute seule avec trois enfants et le mari mobilisé. 


La mauvaise surprise des enfants


René et Yvonne avec Joseph dans ses bras vont l’attendre à la gare. Hélas parmi tous les voyageurs, ils ne voient pas arriver leur mère. De plus, c’est le dernier train.

Tout suite, Yvonne se met à pleurer. René, 13 ans, n’a pas peur. Il joue, sans le vouloir, au chef de famille.

-  Arrête de pleurer, cela ne se sert à rien. Je vais le dire à notre propriétaire.

Il va frapper à la porte.

-  Monsieur, maman est allée à Angoulême faire des courses et elle n’est pas rentrée avec le dernier train.  

-   Je suppose qu’elle est arrivée trop tard à la gare pour le prendre. Venez souper chez nous, puis vous irez dormir. Demain je vais téléphoner à la police d’Angoulême. 

Après le souper, Yvonne donne le biberon à Joseph, change les langes, puis tous les trois se couchent. Yvonne et René dorment mal et le matin, Yvonne chauffe le biberon pour Joseph puis nos deux jeunes prennent le petit déjeuner qui consiste en une tasse de café au lait et d’un morceau de pain sec. Chacun coupe le pain en petits cubes pour les mettre dans le café au lait. C’est ainsi que sera leur petit déjeuner au début du séjour en Charente. Après quatre semaines de séjour à Brie, Agathe achète enfin un pot de confiture pour améliorer le petit déjeuner.


Le retour d’Agathe


Après le petit-déjeuner, Yvonne lève Joseph, fait sa toilette, et pendant qu’elle donne le biberon, Agathe frappe, René va ouvrir. Elle entre et embrasse les trois enfants ensemble. Tous les trois pleurent de joie.

Agathe leur raconte sa mésaventure qui heureusement s’est bien terminée.

Aussitôt René va informer le propriétaire que la maman est rentrée avec le premier train.


Le retour d’Antoine


Son mari Antoine la rejoindra pour Noël 1939. Enfin, elle n’est plus seule avec ses enfants.

-  Enfin, tu as été démobilisé.

Ils s’embrassent, et pleurent ensemble de joie Antoine va voir son petit dernier qui est couché dans la caisse en bois lui servant de lit. 

-  Mais ce n’est pas possible, on ne t’a même pas donné de lit d’enfant pour notre petit Joseph, s’exclame-t-il.

Le lendemain, René traîne au village et aperçoit un camion sur la place, où l’on distribue des affaires pour les réfugiés. 

-  Je prends un landau, car nous n’avons pas de lit pour mon petit frère de 10 mois, crie René.

-  Non ce n’est pas pour vous, c’est réservé pour quelqu’un d’autre, lui crie l’ancien adjoint d’Ormersviller.

René prend le landau et se sauve en courant. Sa sœur Yvonne pourra aller se promener tous les jours avec son petit frère au village.

  Habiter dans une contrée inconnue où les habitants ne parlent que le français, ce n’est pas très encourageant. Pour Noël Antoine est libéré. Tout le monde est content de la venue du père, mais Marie-Thérèse et Valérie manquent. Elles sont bien soignées par tante Valérie qui tient une auberge.  Antoine trouve rapidement du travail, il faut nourrir la famille. Il commence le 2 janvier 1940 à l’usine de chaux Taponat et le 1er mars, il est embauché à la Fonderie de Ruelle. 



 

La fonderie de Ruelle


Dans ces usines, Antoine n’est pas à son aise, car il a l’habitude de travailler à l’air libre et entouré d’animaux. Ce qui lui manque le plus, ce sont les chevaux et les poulains.

-  A Ormersviller, nous avons une maison et tout ce qu’il faut, et ici, nous vivons presque comme des bohémiens, dit-il à Agathe. 

-  La guerre sera bientôt terminée, et nous pourrons rentrer, lui répondit Agathe qui faisait une confiance absolue en Dieu. 

Elle ne se plaignait jamais. Tous les soirs, elle priait le chapelet avec les enfants, et on ne commençait jamais à manger sans avoir prié le bénédicité.


La nostalgie 


Antoine n’est pas heureux dans cette Charente, où il ne peut discuter qu’avec ses compatriotes. Il ne comprend pas son propriétaire.  Les Charentais ne le comprennent pas. Il ne peut pas leur expliquer qu’il est Français, et non pas   bo.. Il aime la France, ses enfants fréquentent l’école républicaine. Les Charentais ne savent pas que son père est né sous Napoléon III, qu’il est devenu allemand malgré lui en 1871. Il est descendant de parents lorrains.  Le duché de Lorraine a été rattaché à la France en 1766. Il parle le francique rhénan, comme les habitants de la Bretagne parlent le breton, et ceux de l’île de beauté le corse. 

Il préférerait suivre sa charrue et tracer un sillon, l’un à côté de l’autre. Il verrait le résultat de son travail soigné à la moisson. Antoine, vivant depuis son jeune âge dans les champs, n’était jamais pressé, il était toujours satisfait de sa récolte, car c’était le fruit de son travail.  Selon le temps, il organisait sa journée, comme il l’entendait. Il était libre de s’arrêter au cours de son travail et d’accueillir une visite. Son hôte avait toujours la priorité. Changer de métier dans une région inconnue est décourageant, mais il faut nourrir la famille.  De plus, il y avait   le problème de la langue. Antoine ne savait pas parler le français, car né en 1896, et suite à l'annexion de la Moselle à l'Allemagne en 1871, il n'a fréquenté que l'école allemande. En famille, on ne parlait pas allemand, mais le francique rhénan, la langue de Clovis et de Charlemagne.

Une décision importante


En juin 1940, Brie est envahi par les troupes allemandes, juste avant l’examen du certificat d'études. Soeur Angélique de la Croix qui a accompagné les habitants continuait à faire classe à ses élèves. Les élèves ne   pourront plus   passer le certificat d'études, car les Allemands l'interdisent aux Mosellans. Pendant une semaine, les Allemands défilent dans le village.

Le 29 septembre 1940, les Allemands demandent aux Ormersvillérois de rentrer en train. Antoine et Agathe comme la plupart décident de retourner dans leur terre natale qui est annexée par les Allemands.

-  Agathe, nous allons rentrer à Ormersviller, là-bas, nous avons une maison, nos champs, là-bas nous sommes chez nous, ici nous sommes considérés non seulement comme des étrangers, mais comme des bo..... Si je savais parler le français, peut-être que je resterais. 

- Nous ne pouvons pas rester, Valérie et Marie-Thérèse nous attendent à la maison, cela fait un an que nous ne les avons pas vues, lui répond Agathe en pleurs.

Antoine se voit de nouveau dans sa maison, avec des chevaux et des vaches dans la belle campagne du Bitcherland.

Le 9 septembre 1940, c'est le départ du retour. Ils vont de nouveau passer 4 jours au château de la Rochefoucauld. Le 13 septembre, ils reprennent le train. 

Cette fois-ci ce sera dans un train de voyageurs que les Ormersvillérois font le chemin du retour. Ils sont contrôlés à Saint-Dizier à arrivent à Sarrebourg, et le voyage s’arrête. La gare la plus proche c’est Bitche, personne ne comprend pourquoi on ne les amène pas jusqu’à la maison. De Sarrebourg, ils sont emmenés au centre hospitalier de Lorquin où ils passeront deux semaines avant de rentrer à Ormersviller. Là, on leur sert la « soupe populaire » dans des assiettes métalliques. La nourriture est infecte : tous les jours on leur sert une bouillie épaisse à la semoule pas très appétissante. 


Le retour à Ormersviller


Antoine loue une bicyclette et va voir avec son frère aîné, Nicolas, l’état des maisons à Ormersviller. Ils constatent de visu qu’on peut y habiter, il suffit de remettre des tuiles, nettoyer les maisons qui sont dans un état lamentable, alors que les pouvoirs publics avaient promis que les militaires n’avaient pas le droit d’y loger, ni de prendre des affaires. 

-  Antoine, il vaut mieux revenir chez nous que de rester dans l’asile de Lorquin à manger tous les jours de la semoule.

-  Tu as raison, moi aussi je vais revenir avec ma famille, lui répond Antoine

A la guerre comme à la guerre, chacun fait ce qu’il veut. Les militaires français avaient été faits prisonniers, mais très rapidement, les Alsaciens-Mosellans sont libérés. Quinze jours après leur arrivée, la plupart des Ormersvillérois louent un camion et reviennent au village le 20 octobre 1940. Ils s’installent tant bien que mal. On remet les tuiles que le souffle du dynamitage du clocher avait déplacées Marie-Thérèse et Valérie, reviennent à la maison, elles sont contentes de retrouver leurs parents et leurs frères et sœurs. Leur petit frère Joseph commence à marcher. Antoine n’a pas encore pu acheter de bestiaux, à part une vache pour avoir du lait pour Joseph qui n'a que 18 mois.  Au village, le courant électrique n’est pas rétabli, on ne peut pas faire grand -chose, René trouve du travail à Brenschelbach en Sarre dans une entreprise chargée de la reconstruction et des réparations des maisons   touchées par des obus.
Ceux qui sont revenus de Charente doivent échanger leurs francs contre des Reichsmark qu’ils devront à nouveau changer en francs à la libération. Comme chaque change est réalisé avec un taux largement en-dessous du réel, tous les Mosellans revenus en 1940 perdront beaucoup d’argent. En 1944, il faudra à nouveau changer les Marks contre des francs. 


L’expulsion 


Hélas, le retour au village natal sera vite écourté par la décision des autorités militaires allemandes de transformer les dix-huit communes situées entre le camp de Bitche et la frontière allemande en camp militaire d’entraînement. Tous les propriétaires seront donc expulsés et expropriés. Ainsi, le 29 novembre 1940 de nombreux camions militaires allemands se présentent au village et on demande aux habitants qui se sont réinstallés dans leur maisons de les quitter   et de rejoindre les camions. 


 

Tous les habitants de la zone grise sont expulsés, expropriés et spoliés par les autorités militaires allemandes en novembre 1940

- Vous n’avez pas besoin d’emmener beaucoup, nous allons vous   loger dans des maisons meublées, disent les Allemands.  

Sous la menace des armes, tous montent dans les camions leurs valises à la main, le cœur gros et avec beaucoup de scepticisme. Tout le monde est inquiet. 

- Que va-t-il nous arriver, où vont-ils nous emmener ? Décidément, nous n’avons pas le droit de rester dans notre maison, et on ne sait même pas pourquoi, s’exclame Antoine.

- Fais ce qu’on te dit, sinon ils pourraient encore nous emprisonner, répond Agathe à voix basse.

Ensuite tout le monde se tait, c’est le silence sur le camion, mais on entend des sanglots et de nombreux yeux se mouillent et des larmes coulent.

Décidément, ces habitants du Bitcherland n’ont jamais de chance, ils ont subi toutes les vicissitudes possibles durant des siècles lors des invasions et les guerres. Dans la mémoire collective, on parle souvent de l’invasion des Suédois qui ont brûlé les villages et tué la population. A un kilomètre du village d’Ormersviller existe encore aujourd’hui la pierre des Suédois et à Reyersviller le chêne des Suédois. Ils ont changé déjà quatre fois de nationalité sans rien faire. Antoine qui a fait Verdun et participé à la drôle de guerre est résigné.

- Nous n’avons pas de chance, car nous habitons un village frontalier, dit-il en traversant Sarreguemines. 

Les camions prennent la direction de Nancy, traversent Dieuze. Les uns iront à Blanche-Eglise et les autres à Kerprich-lès-Dieuze.
Antoine et sa famille vont habiter Blanche-Église où on leur affecte toute une maison meublée. Les propriétaires, francophones et trop germanophobes avant 1918, ont été expulsés vers l’intérieur de la France. Ainsi, les expulsés du Bitcherland se voient obligés de remplacer les expulsés du Saulnois qui doivent rejoindre le Midi de la France.

Dans ce village, le curé d’Ormersviller Jean-Pierre Karp retrouve plusieurs familles de sa paroisse. Ce dernier sera très rapidement expulsé avec d’autres prêtres, car ses sermons ne sont pas appréciés par les Allemands. A l’église de Blanche-Église, Marie-Thérèse   fera sa communion solennelle. Antoine, travaille d'abord dans une ferme. Le 15 juin 1941, il est embauché   dans une laiterie à Hampont.



 




L’abbé Jean-Pierre Karp avec les communiants devant le presbytère de Blanche-Eglise. Marie-Thérèse est la première à droite.

“Siedler” à Manhoué


Le 1er novembre 1941, on propose à Antoine de devenir “Siedler” à Manhoué (Moselle) à 26 km au nord de Nancy. 




 


Sur la fiche domiciliaire, on peut constater que tous les prénoms ont été germanisés. Le Bauerführer a même transformé Yvonne en Jérôme, qui par la suite a été transformé en Hieronomus. 

Il remplace un Allemand qui ne savait pas gérer son exploitation agricole. Il est à la tête d’une très grande exploitation avec plusieurs chevaux et de nombreuses vaches. Le “Siedler” du temps de l’annexion est exploitant agricole, employé par l’Etat Allemand. Tous les produits de son exploitation sont la propriété de l’Etat. Le gestionnaire et les membres de sa famille touchent un salaire. Tuer à cette époque un porc sans autorisation était puni de 18 mois de prison. Avec une ferme, même en gestion, on ne manque de rien et on peut fournir des denrées alimentaires aux membres de la famille habitant en ville.




 Joseph tenant son grand frère René au cou, dans le potager à Manhoué


Dans le village, seul le forgeron n’a pas été expulsé, il deviendra l’ami de Joseph qui se plaît à le regarder travailler. Il est toujours gentil avec le petit garçon et lui donne souvent des bonbons. Antoine est content, car il retrouve des chevaux et des vaches qu’il préfère de loin aux bidons de lait. C’est lui qui détient le taureau, chargé de saillir les vaches du village. Cela se passe dans une cour intérieure à l’abri des regards. Les enfants n’ont pas le droit d’assister à l’accouplement.  Il suffit d’interdire, pour aiguiser la curiosité des jeunes. Avec d’autres jeunes, ils s’installent   un jour au fenil et à travers une ouverture ils observent la scène qui pour eux n’a rien d’extraordinaire. Comme d’autres animaux de la ferme en font autant, on ne comprend pas pourquoi il leur est interdit d’y assister. Joseph demande la raison de cette interdiction à Antoine qui   répond : 

- Le taureau est très dangereux, il pourrait blesser les enfants. C’est pourquoi on le promène avec une tige attachée à un anneau fixé aux narines.

Joseph   ne le croit qu’à moitié, car les grands garçons lui ont donné une autre explication. Dans leur exploitation, Antoine est aidé par une Polonaise et deux Polonais qui habitent en face. Ils mangent à la table familiale aux repas, ce qui est interdit par les Allemands. Antoine prétend innocemment qu’il n’a qu’une seule table à sa disposition. 



 


A droite René, 17 ans,   “Malgré-Nous” de l’armée allemande en 1944

Tout se passe relativement bien, jusqu’au 16 mars 1944 quand René, âgé de 17 ans est mobilisé dans l’armée allemande. Comme il est trop petit, 1,60 m, il a la chance de ne pas être versé dans les SS. Il est envoyé dans la marine et sera affecté en Norvège, une chance supplémentaire, c’est mieux que la Russie où beaucoup de jeunes Malgré-Nous ont dû laisser leur vie.

Agathe donne sa bénédiction avec de l’eau bénite et lui remet un chapelet, Antoine lui remet sa montre à gousset. Comme il a fait Verdun, il lui donne une recommandation importante : 

- Sache René, pour les Allemands, tu es un Français, ils n’ont pas trop confiance en toi, c’est pourquoi, ne fais pas de politique, ne critique personne, fais sans broncher tout ce qu’on te dit. Je sais que c’est difficile, mais il faut passer inaperçu, surtout durant les classes. Ainsi tu pourras plus facilement t’en sortir et revenir vivant de la guerre. Ne tue pas inutilement ceux qui sont en face, ce sont nos prochains et peut-être des amis. Fais-le seulement quand tu juges qu’il le faut pour défendre ta vie, car c’est la guerre. Mon père a dit tout cela à ses fils lors de la guerre de 14/18, et ils sont tous revenus en 1919.


 


René écrit à son petit frère Joseph
Alors que René n'était qu'à l'école française, il a dû écrire la carte en allemand. C'est pour cette raison que son texte est très court.

Puis Antoine pleura à chaudes larmes, plusieurs de ses neveux sont tombés au front : son filleul Antoine de Guiderkirch, son neveu Rémy d’Ormersviller, Alphonse Sprunck, insoumis, meurt en déportation et Auguste, réfractaire est mort caché à Rimling, car aucun médecin ne pouvait venir le soigner.

La prévoyance d'Antoine et d'Agathe


Pendant le séjour à Manhoué, Marie-Thérèse apprend à jouer   l'harmonium chez le curé Aloyse Schild, résistant. Elle accompagnera la chorale lors des messes dominicales. Il rend très souvent visite à la famille Sprunck. Il les informe de l'évolution de la guerre et ne croit pas à la victoire des Allemands. 
Agathe et Antoine ne sont pas propriétaires, ni de la maison, ni des meubles, ni des animaux à Manhoué. Ils savent que dans la maison d'Ormersviller tout a été volé. Donc s'ils retournent à Ormersviller, il faut des meubles et des machines agricoles. C'est ainsi qu'ils commandent chez un ébéniste de Reichshoffen une chambre à coucher en chêne et   une cuisine en sapin. Chez Bernard Kirsch, un forgeron de Volmunster, une faucheuse Bautz et une charrue.  


La libération


Le 1er septembre 1944, c’est la retraite des Allemands, des colonnes de militaires traversent Manhoué et s’invitent à manger chez l’habitant. Un militaire allemand veut même faire rentrer son cheval dans notre cuisine afin que personne ne le lui vole. Mon père tout en étant en infériorité protesta et le cavalier impoli céda.  Les chevaux et les bicyclettes sont réquisitionnés. Les familles allemandes et roumaines ainsi que les douaniers quittent le village. Les militaires reviennent occuper le village plusieurs jours après. Les combats commencent, des maisons brûlent. Pendant toute cette période de combats, tous les habitants vivent dans la cave. Souvent on retrouve plusieurs familles dans la même, chacun a l’impression d’être en meilleure sécurité quand il est en groupe.



 


René et Yvonne rendent visite aux propriétaires de la maison à Manhoué.

Les Polonais, interprètes des Américains


Le 13 septembre 1944, Manhoué est investi par les Américains. Des soldats allemands sont tués, les prisonniers allemands déposent les dépouilles de leurs camarades dans notre grange avant de les enterrer. C’est la première fois que Joseph voit des hommes morts, qui ne bougent plus. Aussitôt, il rejoint ses parents et se jettent dans la jupe de sa mère pour pleurer. 

Quand Joseph reverra en 1962 des rebelles algériens tués en Algérie, cela le fera penser à ces soldats allemands morts pour rien. A chaque fois que les soldats ont tué un rebelle algérien, ils l’ont attaché à l’avant du véhicule et l’ont ramené comme un trophée de chasse. Joseph se chargera chaque fois de l’enterrement de ces rebelles morts. Durant chaque guerre, le soldat devient un chasseur d’hommes, un véritable prédateur. Il le devient sans le vouloir réellement, car des camarades sont tombés à côté de lui, et tout doucement un esprit de vengeance s’imprègne dans sa mentalité sans qu’il s’en aperçoive. 

Il ne reste à Manhoué, fin septembre 1944 que les Mosellans et les Polonais. Les Américains, nous prennent pour des Allemands. Heureusement que les Polonais parlent aux soldats américains, d’origine polonaise et expliquent la situation des habitants de ce village. L’atmosphère se détend, et les Américains distribuent du chewing-gum et du chocolat à tout le monde, Joseph aura le droit de monter dans un tank. Ils restent deux à trois jours, puis quittent le village. 

Première victime 

Le 27 septembre 1944, deux chars allemands entrent au village, Jean Fischer, originaire d’Eschviller, Commune de Volmunster, est atteint d’une balle, alors qu’il rentrait les canards qui se promenaient sur la route, ensuite les chars rebroussent chemin. Joseph est témoin de la scène et il appelle son père qui vient aussitôt au secours du blessé. Hélas, celui-ci meurt rapidement et sera enterré près de l’écurie de la maison qu’il occupait. Trois jours après, le 30 septembre les habitants sont invités par les Américains à rejoindre à pied après la tombée de la nuit, le village d’Aboncourt-sur-Seille, distant de deux kilomètres. Le transport par camion est trop visible.  C’est loin, quand des tirs traçants passent au-dessus de votre tête. Chacun porte ce qu’il peut, les grandes personnes des valises, les enfants des sacs ou toutes sortes d’objets hétéroclites. Joseph, a maintenant cinq ans, il porte les chaussures de dimanche de son père dans une main, et dans l’autre le bidon à lait de 3 litres avec à l’intérieur le réveil et un coutelas.  Beaucoup de grandes personnes pleurent, car pendant toute la marche, on entend la bataille faire rage et des tirs traçants traversent le ciel. Personne ne parle, chacun marche aussi vite que possible.  Tout le monde a hâte de trouver un abri. La peur fait accélérer Mathilde Meyer, originaire d’Ormersviller, elle n’arrive plus à suivre avec son landau où est couché son dernier fils, Roger. Elle prend son fils dans ses bras et pousse le landau dans le fossé.  

Enfin, la colonne de réfugiés, arrive par chance sans incident à Aboncourt.  Dans le plus grand silence, les familles avec tout ce qu’elles pouvaient emporter, embarquent sur des GMC américains qui les emmènent à Nancy libéré.

Ils seront pris en charge par la Croix Rouge et le Secours National. Tout le monde est logé dans une école désaffectée 12, rue de Serre à Nancy jusqu’au 15 novembre 1944. Midi et soir, on servira des pâtes. A peine arrivé, l’argent allemand est changé en argent français.  Le 5 octobre 1944, la police nationale établit à Antoine une carte d’identité française au vu du certificat de domicile et du livret de famille. 




 


- Me voilà de nouveau français, c’est la quatrième fois que je change de nationalité. Qu’est-ce qu’il ne faut pas subir, quand on habite près d’une frontière. Nous n’avons plus rien, mais nous avons le principal : la vie. Je me demande ce que fait notre René en Norvège. Voilà deux mois que nous n’avons plus de nouvelles, et maintenant, les lettres ne suivront plus.

-  Tu as raison, répond Agathe, ce serait mieux si on avait un logement. Va avec Yvonne au Secours National, ils peuvent nous aider. Avec l’aide de Dieu nous retrouverons René. 


La vie de réfugié


Le Secours National fait suite à la demande d’Antoine et des autres réfugiés. Six semaines après leur arrivée à Nancy, il fournit des meubles à chaque famille. Il attribue un lit par personne, la literie, une armoire, un banc, quatre chaises, de la vaisselle et une petite cuisinière. La famille d’Antoine logera dans deux chambres au premier 

 





Joseph à l'entrée de la maison, 1, rue des orphelines à Nancy

étage au 1, rue des Orphelines à Nancy. Antoine n’avait pas d’argent pour acheter du bois, et comme il ne savait pas parler le français, il n’avait pas trouvé de travail. Alors qu’à la ferme à Manhoué, la nourriture ne manquait pas, à Nancy tout est rationné. Il faut utiliser les tickets.


Le père et son fils découvrent Nancy


L'après-midi, Antoine emmène son fils pour découvrir Nancy qu'il ne connaissait pas. Chaque, il l'emmenait sur la Place Stanislas 


 


Photo DR

Où bivouaquaient l'armée américaine. Il donnait souvent du pain extra blanc et des cigarettes à mon père. Joseph avait droit à du chocolat et du chewing-gum. Il n'oubliait jamais de dire :"thank you". Antoine allait aussi à la Pépinière et à la cathédrale.

Tous les matins avec une petite scie et une hache dans un sac de jute, Antoine va dans la forêt avec son compatriote Jacques Meyer pour ramasser du bois mort. Le 13 décembre 1944, Il inscrit son fils Joseph, âgé de cinq ans à l’école maternelle, 
 



Joseph a été chaleureusement accueilli par la directrice Mme Batalka-Schmeble qui a eu la gentillesse de visiter l'école à l'ancien élève.  

(2 juillet 2019)

Charles III de Nancy, construite en 1898.  La maîtresse expliquera aux autres élèves le cas de ce petit garçon qui ne sait pas parler le français. Très vite, il s’habituera à ses petits camarades et se mettra à parler un peu le français, ses trois sœurs qui étaient avant la guerre à l’école française, lui apprennent à lire et à parler la langue de Molière. Certains enfants des réfugiés de Manhoué ont été refusés dans les écoles, car il n'y avait plus de places.
Yvonne, 19 ans, va garder les enfants dans les familles et faire le ménage. Marie-Thérèse, 15 ans fréquente dès la rentrée une école de commerce où elle apprend le sténodactylo et Valérie, 12 ans est inscrite dans la même école au cours moyen. Très vite, les règles de grammaire et d’orthographe sont apprises. Comme tout est rationné, Antoine et sa fille Yvonne retournent à Manhoué où sont restées des réserves et d’autres objets utiles. Ils retrouvent le bidon de lait de 20 litres rempli de beurre   qu’Agathe avait fait fondre en septembre 1944, car le service de ramassage de lait ne fonctionnait plus. Quelle aubaine, il servira à faire des tartines et à donner un meilleur goût aux plats. Ils passent la nuit dans la maison. Au réveil, le bidon a disparu.  Et ils rencontrent le propriétaire de la maison qui avait était expulsé par les Allemands. Ce dernier avait récupéré le bidon pendant la nuit. Finalement, le propriétaire leur rendra le bidon, mais prendra la moitié du beurre fondu. Presque toute l’alimentation est rationnée jusqu’en 30 novembre 1949.

Antoine est malheureux, car il est toujours au chômage, et pour trouver du travail. Il achète une bicyclette d’occasion, pour retourner en Moselle. Il sait que ses frères Nicolas et Joseph habitent Kerprich-lès-Dieuze. Grâce à eux, il trouve un logement au premier étage de la maison, 



La famille Sprunck a occupé le premier étage de la maison à Dieuze. (Photo 2019)


appartenant à Mme Scheidecker au 111, rue des Friant à Dieuze et un travail à la scierie Joseph Hector.  


Le retour en Moselle


Pour déménager, il va chez Joseph Arnet, le meunier, originaire de Volmunster, qui lui prête un chariot et deux chevaux. A Nancy, il abrite les chevaux à l’écurie des pompes funèbres, et le 15 mars 1945, il retourne en Moselle auprès de ses compatriotes qu’il connaît et qui le comprennent. Il a juste à transporter ce que le Secours National lui a attribué en novembre 1944. Ces quelques effets ne remplissent même pas le caisson du chariot. 

Comme nous sommes le 15 mars 1945, c’est l’offensive générale des Américains pour libérer toute la Moselle. Sur la route il y a beaucoup de circulation de camions militaires, Antoine doit bien rouler à droite, car il sera constamment doublé par les troupes américaines, transportées en GMC. Antoine est heureux de retrouver sa famille et de nombreux Bitcherlandais, un appartement et un emploi. Ils arrivent enfin à Dieuze, la maison où il va habiter, n’est pas détruite, mais aux fenêtres il n’y a plus de vitres. Dans la caserne de Dieuze où il était cantonné en 1939 il récupérera du grillage plastifié qui remplacera provisoirement les vitres, deux armoires, des chaises et des tabourets qui sont tous marqués du tampon de l’armée allemande.

- Nous sommes de nouveau chez nous, en Moselle près de notre famille, dit-il à Agathe.

- Tu as raison, mais nous ne sommes pas dans notre maison, je me demande dans quel état elle est. Ici, nous n’avons même pas de jardin.  

Marie-Thérèse et Valérie continueront à fréquenter l’école à Nancy jusqu’à la fin de l’année scolaire. Elles seront filles au pair. Elles continueront à suivre les cours et en compensation aideront à la cuisine et à l’entretien de l’école. Elles rejoignent Dieuze le 13 juillet 1945. Marie-Thérèse est embauchée à la scierie Hector comme employée de bureau, et Valérie fréquentera l’école des filles de Dieuze, tenue par des religieuses du couvent de Peltre. C’est à Dieuze que Valérie fera sa communion solennelle. On lui prête les habits de communion, et une famille de Hottviller offrira un gâteau.  Il n’y a pas d’invités, non seulement parce que l’appartement est petit, mais c’est l’argent qui manque.



 


La classe de CP de Joseph à Dieuze. Les deux frères Schuliar sont dans la dernier rang les sixième et septième à partir de la gauche. Joseph est au  troisième rang à gauche.

 

Joseph entrera au cours préparatoire le mardi 1er octobre 1945. Il travaille bien, d’autant plus qu’il avait fréquenté l’école maternelle à Nancy et se débrouillait un peu en français. Hélas, il est dialectophone, donc les jeunes originaires de Dieuze le traitent de bo...., le jettent à terre, et même dans les orties. Ils lui donnent des coups de pied sans raison. Sa maîtresse le prend sous sa protection, mais dans la rue c’est la loi de la jungle. Beaucoup d’habitants du Saulnois traitent les “Bitchois” de collaborateurs, alors on peut comprendre   pourquoi on s’en prend à leurs enfants.  Ce seront les plus mauvais souvenirs de jeunesse de Joseph. Au retour de l’école en janvier 1946, ils jetteront même les deux frères Schuliar, originaires de Schorbach dans la Seille, alors qu’il fait -10°. C’est Joseph qui donnera l’alerte.

Antoine et Agathe sont heureux de recevoir enfin la chambre à coucher et la cuisine commandée en 1943. A la scierie Hector, Aloyse Buchheit, un menuisier originaire de Schweyen, leur fabriquera un garde-manger et  un “Chaiselong” (divan).


Le retour de René

  

Depuis   août 1944, Antoine et Agathe n’ont pas de nouvelles de leur fils stationné depuis le 20 septembre 1944 à la base militaire marine allemande de Bjerkvik (Norvège).  Comme en septembre le front s’est rapproché de Manhoué, la poste ne fonctionne plus, et après le 30 septembre 1944, René ne connaît pas les nouvelles adresses de la famille. C’est la désolation, vit-il encore ?  Pas un seul Mosellan libéré n’est revenu de Norvège. Antoine et Agathe, avec la photo de leur fils René, en tenue de marin, vont voir des magnétiseurs, qui avec un pendule, donnent de l’espoir. Hélas, les mois passent, juin, juillet, août, septembre. La guerre est finie depuis le 8 mai et toujours pas de nouvelles. Le jeudi 3 octobre 1945, René retrouve enfin ses parents, son frère et ses sœurs. Seuls Joseph, Valérie et sa mère sont à la maison. Il tombe aussitôt dans les bras de sa mère qui se mit à pleurer de joie. Puis il embrasse son petit frère Joseph et ses sœurs Yvonne et Valérie. 

- Enfin te voilà, je t’attendais tous les jours depuis que la guerre est terminée.  Souvent je me réveillais la nuit, tellement je pensais à toi. 
-  Où sont donc les autres ? 
-  Papa et Marie-Thérèse travaillent à la scierie Hector

-  J’ai eu beaucoup de mal pour vous trouver, heureusement que j’ai rencontré à la gare de Château-Salins mon oncle Nicolas qui m’a donné votre adresse. Je voulais me rendre à pied à Manhoué, où je vous avais quittés.

  Agathe lui raconte tout ce qui s’est passé depuis son départ à la guerre, la libération, l’évacuation à Nancy et le déménagement à Dieuze. A six heures et demie du soir, Antoine et Marie-Thérèse rentrent du travail. C’est l’explosion de joie pour tous.

Pendant tout le souper, René raconte comment il a vécu en Norvège, sa captivité chez les Anglais, son retour en France en bateau et sa démobilisation à Châlons-sur Saône.





Recto du guide pour suivre la “Chaîne administrative” distribué aux Malgré-Nous Recto du guide pour suivre la “Chaîne administrative”  

Le guide remis aux Alsaciens-Lorrains les met en confiance et concerne l’accueil, le contrôle avec interrogatoire, service médical et opérations civiles. Après avoir passé dans les 18 bureaux, le Centre National de Réception des Alsaciens et Lorrains établit   le carnet de rapatriement, la fiche de transport, fait l’échange des marks et remet des sauf-conduits et les emmène à la gare. 

 Il commencera aussitôt à travailler chez Bata, à Moussey-Bataville. Avec trois salaires, cela va mieux, hélas on ne peut acheter autant qu’on voudrait, car il y a encore des cartes d’alimentation.

Valérie entre au couvent

C'est surtout Valérie qui s'occupait de Joseph et qui jouait avec lui jusqu'au jour où elle est entrée au couvent de Peltre. C'était le jeudi 8 mars 1946. Joseph n'oubliera jamais ce départ, car c'est avec elle qu'il jouait souvent. Agathe a dû compléter son trousseau et coudre un numéro en rouge sur chaque article. Joseph a été très triste lors de son départ, car il n'avait plus personne qui l'aidait à faire les devoirs et pour jouer.  Agathe l'accompagne au couvent. Elle est inscrite en cinquième. Comme elle a appris à jouer des instruments de musique, elle dirigera dans les paroisses la chorale.  Après avoir passé le brevet supérieur, elle deviendra institutrice et en 1954, elle fera les voeux perpétuels et s'appellera Soeur Marie-Cécilia. 


Déclaration des dommages de guerre 

C’est après la capitulation de l’Allemagne, le 8 mai 1945, que tous les sinistrés devaient établir l’inventaire des dommages de guerre (détériorations, spoliations, destruction, réquisitions irrégulières) sur un formulaire avec le prix de base de 1939. Antoine avait perdu ses meubles à Ormersviller quand il a été sinistré en 1939, puis à nouveau   en septembre 1944 quand il a dû quitter à pied Manhoué. C’est à partir de ce moment- là que les chicaneries administratives vont énerver Antoine et Agathe, qui avec leur famille ont été évacués, spoliés, expulsés, réfugiés pour redevenir sinistrés en 1945.  L’Intendance militaire n’accepta pas le dossier de Manhoué, car Antoine avait indiqué que les dégâts étaient causés par l’armée allemande et non par les Alliés.  Malgré l’intervention d’élus, les dommages ne furent pas remboursés.  Quand l’erreur fut découverte, le dossier fut irrecevable, malgré l’attestation d’un voisin de Manhoué, J.M., qui avait touché 200 000 F le 26 juillet 1949. Pour échelonner les paiements des dommages, les sinistrés furent remboursés par de nombreux titres qui souvent allaient jusqu’en 1965, c’est à dire 20 ans après la fin de la guerre. Ces titres se dévalorisaient.  En 1955, le ministère de la reconstruction et du logement notifia à Antoine l’évaluation définitive d’indemnité pour les biens meubles et des éléments se rapportant à des éléments d’exploitation agricole. Sur la somme indiquée, il fallait déduire l’impôt de solidarité et les avantages en nature consentis.





 


Copie d’un courrier du maire d’Ormersviller exposant les problèmes administratifs d’Antoine.


- Avec tous ces formulaires à remplir, on ne sait plus, si on a bien fait et si on touche quelque chose. Comme je ne comprends pas le français, ils peuvent écrire n’importe quoi. 

Combien de fois, Antoine a dit cela, à d’autres qui étaient dans le même cas que lui. Tous se sentaient impuissants devant cette administration. Aussi, avoir recours au maire et conseiller général Nicolas Faber était pour eux la seule solution.


Le retour définitif au Bitcherland


Au courant de l’été 1945, Antoine avec son frère Nicolas vont voir ce qui se passe à Ormersviller, hélas, leurs maisons d’habitation sont détruites.


Une bergerie


Antoine constate que le sol du hangar et du rez-de-chaussée de l'habitation est recouvert d'un mètre de fumier de mouton. Il apprend par Gustave Vogel qui a pu rester avec ses parents au village, que le berger habitait au premier étage. Comme le hangar était trop petit, le mur entre le hangar et l'habitation avait été percé pour permettre le passage des moutons. Le fumier servira à amender les champs de pommes de terre et de betteraves.


Logement dans un baraquement


Le maire Gérard Andrès, nommé par le Sous-Préfet, leur demande d’attendre l’implantation de baraques. Enfin le lundi 1er avril 1946, le camion de la scierie Hector de Dieuze déménage la famille d’Antoine.  Le maire lui attribue une habitation dans un baraquement à l’entrée du village. Elle est située entre Joseph Klein et le logement des prisonniers de guerre allemands qui étaient chargés du déminage et d’aider le soir les habitants du village.

Rapidement le peu de meubles est déménagé dans la baraque où il n’y a ni eau ni électricité, ni toilettes.

- Nous voilà de nouveau chez nous, mais tout est dans un triste état, toute la maison est démolie.  Il faudra maintenant d’abord se procurer des chevaux et des vaches, dit Antoine à sa femme Agathe.

- Tout le monde est en vie, c’est le principal. Nous allons nous mettre au travail, et avec l’aide de Dieu nous arriverons à nous en sortir.



 


Antoine a toujours travaillé avec ses deux chevaux de trait, à l'arrière- plan un baraquement et un abri en tôle.


Agathe et Antoine vivaient toujours dans l’espoir que le lendemain qui   est un autre jour, cela irait mieux. Malgré leur situation précaire, ils n’étaient pas découragés. A cette époque, tout le monde était dans le besoin et avait juste de quoi vivre. Au moins une fois par semaine, un mendiant passait pour demander de la nourriture. C’étaient surtout des gens du voyage qui allaient de village en village ou des Allemands. Agathe ne les renvoyait jamais sans leur donner quelque chose. Le remerciement était toujours le même: 

-  Merci bien, vous êtes gentille, Dieu vous le rendra.


Remonter l'exploitation agricole


De retour enfin au village natal, Antoine ira chercher   une faucheuse de Marque Bautz, ainsi qu’une charrue chez le forgeron Bernard Kirsch qui habitait et tenait une forge à Gelucourt. Ce matériel, il l’avait commandé au courant de l’année 1943.

Il emprunte d’abord les chevaux de son beau-frère de Bitche pour labourer les champs et ensemencer. On est le premier avril 1946 et les semailles doivent être terminées avant le 1er mai.  Vers le 10 avril, il se rend avec son fils René à la gare de Petit-Réderching où il se choisit deux chevaux et deux vaches de race “pie rouge” qui proviennent d’Allemagne. Plus tard, il ira en chercher deux autres vaches à robe grise. Ces bêtes leur sont allouées gratuitement et elles seront décomptées des dommages de guerre.

- Maintenant nous pouvons au moins travailler la terre et faire du foin, dit-il.

 Il entrepose sa récolte dans un hangar près de l’étable, une autre partie dans le hangar réparé et enfin dans une maison non occupée appartenant à un cousin d’Agathe qui resta à Metz où il fit transférer son dommage de guerre.

Et c’est ainsi que petit à petit, Antoine remonte son exploitation. Cette période après- guerre est difficile, on vit très chichement, parfois même on n’a plus de pain, et on mange des pommes de terre le matin au petit déjeuner. 



 

Antoine revient des champs, il monte toujours les chevaux à l'amazone.


Visite de ministres

                

  Le 25 août 1946, le ministre de la reconstruction Billoux visite la région. Le journaliste du “Courrier de la Sarre” l’interpelle en lui demandant d’intervenir et de venir en aide à cette population sinistrée, et particulièrement celle du Bitcherland qui avait été expulsée, spoliée et sinistrée.

Le 30 avril 1949, Pierre Pfimlin, ministre de l’Agriculture visite le Bitcherland. Les élus du canton de Volmunster lui font part des difficultés auxquelles la population locale est confrontée et demandent l’annulation des amendes infligées aux paysans qui n’ont pas livré de lait ou pas assez et la suppression des impôts sur les bénéfices agricoles.


Interventions des personnalités


Nicolas Faber, élu maire d’Epping en 1946 et conseiller général du canton de Volmunster en 1949, vivant personnellement toutes les arcanes de l’administration qui retardent très souvent la reconstruction des villages, soutient à fond la population et intervient par écrit au nom de nombreux habitants. C’est à son instigation que le préfet Périller rencontre les maires du canton de Volmunster le 26 octobre 1949. Pendant plusieurs années, Antoine Schaff, maire de Volmunster, emmène Nicolas Faber presque toutes les semaines en voiture à Metz pour faire avancer les dossiers des dommages de guerre communaux et individuels. Tous les deux n’ont plus de mairie, plus d’écoles, plus d’église, mais des baraquements, des rues en mauvais état, pas de canalisation d’eau, ni d’égouts. Nicolas Faber soutiendra le maire de Volmunster pour la réinstallation d’un médecin, d’une pharmacie, d’un notaire, d’un cabinet d’infirmières, d’un dentiste, de la poste, de la perception, de la gendarmerie, de la recette buraliste, ... 

Le 22 juillet 1951, Robert Schumann, ministre des affaires étrangères, rencontre les élus du canton. Les élus lui parlent de l’inefficacité et de la lenteur des remembrements de la partie urbaine des villages détruits.

Le 23 décembre 1953, M. Joseph Schaff, député maire de Montigny-lès-Metz intervint pour clarifier la procédure des dommages immobiliers.  Il faut signaler que les habitants ont beaucoup de mal à lire et comprendre les notifications qui leur sont adressées. Antoine et Agathe sont souvent découragés, car ils continuent à vivre dans un grand dénuement, ils n’ont plus le confort d’avant -guerre, l’étable et l’écurie sont distants de 400 mètres de leur baraque. Il faut travailler dur la terre, les bénéfices sont maigres, se battre durant plusieurs années avec l’administration du MRU c’était fatigant et décourageant. Un courrier sans l’appui d’un élu restait souvent sans réponse. Le fils René va travailler à la mine de Petite-Rosselle pour améliorer la situation financière. 


L’école buissonnière


Joseph n’est pas content, car l’école est fermée la moitié du temps, les institutrices nommées, ne veulent pas rester, car la commune ne peut leur proposer d’appartement convenable. Dans leur logement, il n’y ni eau courante, ni sanitaires, ni électricité en 1946. Les écoles de filles et des garçons n’étaient pas détruites. Au rez-de-chaussée de l’école de garçons, dans la salle de classe, le curé Jean-Pierre Karp célèbre les offices religieux. Contre le mur extérieur, à une installation provisoire, on avait suspendu la cloche de la chapelle Saint Joseph enterrée en 1939 dans la tombe de Fridolin Meyer, le frère d’Agathe. C’est elle qu’on faisait sonner jusqu’à l’installation des nouvelles cloches dans le clocher de l’église. 

C’est dans cet oratoire que Joseph fera sa première communion en toute simplicité le dimanche matin à 8 h.  Il faut se souvenir qu’à cette époque, on n’avait pas le droit de manger ou de boire avant la communion. Donc le prêtre distribuait la communion à 8 h et célébrait la messe dominicale à 10 h. 

C’est au cours du déjeuner du dimanche de Quasimodo de 1947 que Joseph annonce à tous qu’il venait de faire sa première communion.

- Hier, je me suis confessé, et aujourd'hui le curé nous a autorisés à communier. dit-il.

- Pourquoi n’as-tu rien dit, on aurait au moins tué un lapin pour le servir à déjeuner lui répond sa maman.

- Le curé ne nous a pas dit de vous le dire.

Dans une autre pièce en face de l’oratoire provisoire, était le bureau de la mairie. Au premier étage, la classe se faisait dans la salle de séjour. Une chambre était réservée au chef de chantier, chargé de démolir et de raser les maisons détruites. Une autre pièce était réservée à l’enseignant. Tous les matins, on se présentait devant l’école à 8 h, parfois personne n'était là. Nous avions eu deux institutrices en 1946, mais aucune ne resta longtemps. Vivre sans eau courante, ni électricité dans une maison mal aménagée était décourageant pour ces jeunes filles venues de la ville.   Quand il n’y avait pas classe, les écoliers visitaient les maisons détruites dans lesquelles, ils jouaient à cache-cache ou aux brigands.  Enfin le mercredi premier octobre 1947  Joseph  Weissend, originaire de Bliesbruck, est nommé instituteur. Il restera durant deux années. La mairie installe pendant les grandes vacances la classe dans la salle de l’école de filles. Le logement était occupé par l’abbé Jean-Pierre Karp, curé. Joseph Weissend vient tous les jours à moto, à midi, il va déjeuner chez   Ernestine Paltz, qui tient la cabine téléphonique. Elle habite dans une baraque derrière Antoine.


La vie au village 


La cabine téléphonique a été installée en juillet 1946, alors que le courant électrique n’arrivera qu’à la fin de l’année 1946. Au village de 1945 à 1946, tout le monde vivait comme au 19 ème siècle. Le point d’eau le plus proche était à 500 m, c’était l’abreuvoir près de l’église. Certains allaient chercher l’eau avec deux seaux suspendus, par une chaînette ou une cordelette à un porte-seau en bois, posé sur la nuque. Antoine allait la chercher avec deux bidons de lait de 20 l qu’il transportait dans une charrette à bras. Chacun se lavait dans une cuvette d’eau. Quand il pleuvait en hiver, il fallait mettre les bottes pour aller à l’école, tellement il y avait de boue dans les rues et surtout autour des abreuvoirs. A côté de l’entrée de l’école, tout le bétail du secteur venait s’abreuver, il y avait parfois cinq à dix centimètres de boue. A la demande du maître, les grands garçons nettoyaient l’entrée de l’école avec un racloir. A la récréation, tout le monde jouait dans la rue, car il n’y avait pas de cour. A cette époque, Il n’y avait pas de danger que les enfants se fassent écraser, les voitures étaient inexistantes au village. Tout le monde se déplaçait à pied, à bicyclette, à cheval, en chariot ou en car qui passait deux fois par semaine pour aller à Sarreguemines.

On quittait rarement le village, Marthe Cagnat tenait son épicerie dans la baraque située derrière celle d’Antoine. La boulangerie Maurer de Volmunster y avait un dépôt et ramenait le pain trois par semaine avec une “Juva Quatre”. Joseph Schaff de retour de Dachau, aménagea à nouveau son atelier de charron et   Joseph Behr sa forge. Camille Nicklaus ouvrit son café dans un baraquement entre le village et le hameau Selven.

En juillet 1946, une tornade emporta deux panneaux du toit au-dessus de la chambre à coucher de René et de Joseph. On recouvrit le lit, unique meuble de la pièce avec avec une bâche provenant   de l’armée américaine et les deux frères terminent la nuit sur le “chaiselong” (divan) dans la cuisine.  
Avant de procéder à la reconstruction, une entreprise démolissait complètement les maisons bombardées, les propriétaires récupéraient le bois. Les moellons furent entassés sur place, et les gravats transportés par wagonnets tirés par un cheval et déposés derrière le cimetière au lieu-dit “Hasenberg”. 


Présence des prisonniers de guerre 

Les prisonniers de guerre habitaient d’abord dans la maison Félix dans la rue du Barrage, puis dans le baraquement à côté de notre l'appartement d’Antoine.  Leurs vêtements portaient au dos les majuscules : PG (Prisonnier de Guerre). Ils étaient surtout chargés de déminer les champs et les prés et de ramasser les munitions qui traînaient sur le ban. Une fois par mois, ils les faisaient exploser en rase campagne. Toute la population était invitée à ouvrir les fenêtres pendant l’opération pour éviter le bris des vitres. Chaque famille avait le droit de disposer d’un prisonnier de guerre qui venait aider aux travaux de l’exploitation. Celui qui aidait Antoine s’appelait Joseph Hermann. Il était maçon, aussi a-t-il construit un grenier provisoire, un clapier, un poulailler et un appentis pour abriter le bois.  Le soir, il avait le droit de manger avec la famille.  En juillet, il voulait toujours aller cueillir des cerises, ce n’était pas pour faire plaisir à Antoine, mais parce qu’il aimait les manger ! En 1948, il sera libéré.



Les débuts difficiles


Il faut se rappeler que dans la ferme d’Antoine, seul un hangar servant à abriter le fourrage, et la porcherie ont pu être mis hors d’eau avec un toit provisoire. Tout se trouvait à 400 mètres du logement et de l’étable. Antoine demande à ce que l'Etat lui mette une baraque individuelle à disposition dans la rue du moulin, derrière l’ancienne maison détruite. Le 1er avril 1948 il y emménage.   La famille habitait alors près  du hangar, de la porcherie, et de la cave voûtée qui avait résisté aux bombardements. En septembre 1949, la coopérative ouvrière d’Ormersviller commence à construire la partie agricole de la maison. En juillet 1950, on emménage avec les vaches et les chevaux.  La maison d’habitation ne sera construite que deux ans plus tard, et sera habitable qu’en mai 1954. Du premier septembre 1939 à mai 1954, Antoine et sa famille auront déménagé huit fois avant de réintégrer leur propre maison dont cinq fois avec des valises.


Remembrement du village


L’Etat avait proposé à la municipalité de remembrer le village afin que les habitants aient plus de place autour de leur maison. Les fermes ne seront plus mitoyennes comme avant -guerre à cause des incendies. Comme la municipalité suréleva la rue de Volmunster, le voisin n’avait plus accès direct par la rue, il refusa alors d’y construire et la place fut affectée d’office à Antoine, alors qu’en 1952, lors de la construction, il devait reculer sa maison d’une dizaine de mètres pour laisser de la place au voisin. On prit cette décision au niveau communal, alors que l’enquête relative à ce remembrement ne sera ouverte que le 15 juin 1954. Malgré l’opposition d’Antoine, on agrandit son terrain et on lui attribua 9,54 a devant sa maison et entre son hangar et l’église alors qu’il n’en avait pas besoin. D’ailleurs, en 2001, la commune demande à utiliser une partie du terrain d’Antoine pour aménager les espaces verts de la Place de l’église. Le remembrement ne sera approuvé que le 5 août 1960, Antoine aura à payer alors à l'Association Syndicale du Remembrement pour un terrain qui valait 964,50 NF ce qui représentait la valeur d’environ trois mois de salaire d’un ouvrier. Le 5 mai 1959, il écrit une nouvelle lettre de réclamation précisant qu’il n’avait pas besoin des parcelles supplémentaires. L’administration fit la sourde oreille. C’était le pot de terre contre pot de fer. 

De 1945 à 1954, Antoine, comme tous ceux qui ont été expulsés, a dû se battre pour faire reconnaître ses droits. Il ira très souvent au MRU (2) chez le conseiller général du canton de Volmunster, Nicolas Faber, qui était d’ailleurs dans la même situation. Lui aussi a   dû loger dans une baraque. En somme, d’après les factures, la maison d’Antoine a été entièrement terminée en septembre 1954, et les annexes en 1960.


La reconstitution de l’exploitation


Tout en s’occupant de la reconstruction de la maison d’habitation, de la grange et des étables, il a également fallu reconstituer toute l’exploitation. A son arrivée à Ormersviller le 1er avril 1946, l’Etat a mis à la disposition de la famille d’Antoine : un logement dans une baraque et une baraque-étable qu’il partageait avec la famille Antoine Gross. Les quatre vaches et les chevaux   attribués par l’Etat français formeront le premier cheptel. Il a fallu acheter tous les outils et les machines agricoles. Alors qu’à Antoine Gross on attribua une faucheuse, Antoine eut une faneuse Bautz, et son frère Nicolas une moissonneuse-lieuse. C’est en fonction de la taille de l’exploitation que les machines et les bêtes furent attribuées. Antoine, alla chercher chez sa sœur Thérèse à Guiderkirch, qui a pu rester à la maison durant la guerre, une poule avec des poussins ainsi qu’une lapine. Il acheta deux porcelets, chez un marchand ambulant venant de Meisenthal. Joseph se souvient bien de cette première année 1946, où l’on commença à cultiver. Après la classe, il devait aller garder les vaches. Vers le 15 décembre 1946, une des deux vaches   grises a eu un veau.

- Voilà la vie revient, ce veau nous allons le garder, dans trois ans il pourra vêler, dit Antoine à Agathe.

- Il nous en faudra du temps pour remonter une exploitation comme avant-guerre. 

-  Agathe, nous sommes tous en vie, les Gross ont perdu trois fils et les Fischer quatre, et nous sommes tous vivants, c’est le principal. René est revenu, et nous avons réussi à survivre. Joséphine Vogt a perdu son mari à Kerprich, Félicie Fischer également. 

Antoine était toujours optimiste, et cela l’a aidé à surmonter toutes les difficultés. 

Alors que Valérie, 14 ans, faisait des études au couvent de Peltre, Marie-Thérèse, 16 ans alla travailler à l’usine Tréca de Reichshoffen comme sténo-dactylo et aide-comptable. René 20 ans aida son père Antoine à remettre l’exploitation agricole sur pied. Mais comme cette exploitation agricole, à ses débuts, ne suffisait pas à faire vivre la famille, il alla travailler comme mineur de fond aux Houillères du Bassin de Lorraine à partir du 13 décembre 1947. Il travaillait aux trois postes. Pour se déplacer au Puits Simon à Petite Rosselle, il a pris tous les jours le car à Epping, à 3 km d’Ormersviller. Il rejoignait l’arrêt bus avec l’unique vélo que la famille possédait. Pour travailler 8 heures, il était absent 12 h. Ensuite il est devenu exploitant agricole.  Yvonne restera à la ferme.


La jeunesse de Joseph

En 1950, l’instituteur du village M. Remeth a rendu visite Antoine et Agathe et leur a conseillé d’inscrire leur fils Joseph au Lycée Faber à Metz pour suivre des études secondaires. Comme il y avait de très mauvaises communications avec Metz, situé à 100 km d’Ormersviller, Joseph a été inscrit au Lycée-Collège Saint-Augustin de Bitche pour les études secondaires. Après le baccalauréat, il a réussi le concours d’entrée à l’Ecole normale d’instituteurs de Montigny-lès-Metz. Lors de l’inscription, il doit fournir un certificat de nationalité, délivré par le tribunal d’Instance. Pour l’avoir, il faut présenter le certificat de réintégration (3) du père délivré par la mairie d’Ormersviller. Sans certificat de réintégration, pas de certificat de nationalité alors qu’il était né en France en 1939. Par contre, on ne l’a pas réclamé au père lors de la mobilisation en 1939, ni à Joseph pour accomplir son service militaire et participer au maintien de l’ordre en Algérie. 
Durant les vacances, il aidera ses parents à la ferme. Jeune il a gardé les vaches, mais après le mariage de son frère René, il aidera à la ferme.


 

Joseph photographie le dernier chariot de regain pour l'année 1972. Antoine est sur le chariot, à côté en partant de la gauche:Yvonne, Agathe, Marie-Thérèse avec son fils Philippe Hoerth.
Sandrine Sprunck, Jean-Marc Hoerth, Serge Meyer et Patrick Meyer (deux voisins).

Le 1er octobre 1959, il  sera nommé chargé d’école de classe unique à Weiskirch, un hameau du Bitcherland. Après deux ans de présence, il est appelé à faire ses classes à Verdun, avant d’être envoyé en Algérie. Pour Agathe, ce sera à nouveau une rude épreuve, car en Afrique du Nord, beaucoup de soldats y ont perdu la vie.

Pour elle, c’est une nouvelle épreuve, car c’est le troisième homme de la famille qui participe à une guerre. Après trois mois en Algérie, il attrape les amibes africains qui provoque souvent des diarrhées. Il reviendra sain et sauf, mais très amaigri après onze mois de présence à la frontière tunisienne, et terminera son service à Metz.

Antoine, est heureux, car il a retrouvé son village, ses terres, il a son cheptel, Depuis 1954, il habite à nouveau dans sa maison. Il continue à acheter du matériel agricole, des champs, des prés, il aménagera des parcs pour les vaches, puis pour les génisses. Il recommence à élever des poulains et des pouliches, son plus grand plaisir. En 1996, Antoine décède et Yvonne arrête l'exploitation, vend les chevaux et les vaches et va travailler dans l'atelier de couture Fuchs à Volmunster.  





 

Joseph, Antoine, Agathe et Yvonne en tenue de travail.

Cette guerre a mis à rude épreuve les habitants des villages occupés par le camp de Bitche durant la guerre. Ils ont d’abord été des évacués, puis expulsés et spoliés pour devenir des réfugiés, des sinistrés, de véritables migrants dans leur propre pays.

Malgré toutes ces épreuves, la plupart sont revenus entre 1945 et 1948 pour reconstituer leur exploitation et reconstruire leur maison. En raison de l’interruption de l’enseignement du français à l’école durant cinq ans, les jeunes ont eu beaucoup de mal pour se remettre à niveau. De plus, les jeunes qui ont été mobilisés de force dans l’armée allemande ont beaucoup souffert du racisme durant les classes et des combats et beaucoup  y ont perdu la vie.


  

Joseph Antoine Sprunck

9 janvier 2019


Sources :

  • Archives familiales
  • Témoignage de Marie-Antoinette Ott, née Fuss
  • Mémoire d’Emmanuelle Fischer
  • Crédits photos de l'auteur et familiales
  • Témoignage de Jean-Pierre Guillou, adjoint au maire de Brie
  • Documents de Hubert Sprunck

(1) Le Secours National était alimenté par des collectes privées, par des subventions de l’État mais aussi par le produit de la confiscation et de la vente des biens juifs. La « machine » que représente le Secours National est vue par bien des personnalités ou les préfets de plusieurs départements comme un véritable État dans l’État.

(2 )(MRU)  Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme,

(3) Le certificat de réintégration se trouve à la mairie du domicile en 1919 des parents Il est inconcevable que des citoyens, dont les parents ou grands-parents ont été ballotés bien malgré eux d'un Etat à un autre sans jamais renier leur nationalité française, et à qui l'on demande encore quatre-vingts ans après, de justifier qu'ils sont bien des Français à part entière. Cela a été supprimé grâce à l'article 24 de la loi nº 98-170 du 16 mars 1998.



En 2020, l'histoire de la famille Antoine Sprunck de 1939-1945 a été reprise dans la BD La Moselle déracinée de Charly Damm et de François Abel




 La dernière page de la BD reproduisant la famille Sprunck à rentrer le regain et Joseph Antoine Sprunck qui a relaté la chronique.



Quatrième page de couverte d'une photo réalisée en  2018 dans le livre l'Itinéraire d'un jeune pendant la guerre







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