Les exraits ci-dessous ont été publiés sur Facebook en hommage au patriote Jean El-Mouhoub Amrouche qui expose bien le problème algérien.
J.A.S.
Dans ce long et superbe texte politique, publié en avril 1956, en pleine guerre d’indépendance, le patriote algérien Jean El-Mouhoub Amrouche s’inspire de son exemple personnel pour réfuter la politique d’assimilation et pour expliquer les raisons qui légitiment l’insurrection et la revendication d’une patrie autonome aux Algériens, explique Tassadit Yacine, auteure de « Jean El-Mouhoub Amouche. Un Algérien s'adresse aux Français ». édité en France et en Algérie..
« (…) Kabyle, de père et de mère, profondément attaché à mon pays natal, à ses mœurs, à sa langue, amoureux nostalgique de la sagesse et des vertus humaines que nous a transmises sa littérature orale, il se trouve qu'un hasard de l'histoire m'a fait élever dans la religion catholique, et m'a donné la langue française comme langue maternelle. Ma femme est française de souche. Je suis un écrivain français. Je représente donc, à un haut degré de perfection, l'indigène assimilé. Mais je ne suis pas, je ne suis plus, et depuis longtemps, partisan de l'assimilation; on comprendra peut-être pourquoi, si l'on se donne le mal de m'écouter jusqu'au bout.
La tragédie algérienne, qui n'a sans doute pas encore atteint son plus haut point de tension, ne se joue pas, pour moi, sur une scène extérieure. Le champ de bataille est en moi; nulle parcelle de mon esprit et de mon âme qui n'appartienne à la fois aux deux camps qui s'entretuent. Je suis algérien, je crois être pleinement français. La France est l'esprit de mon âme, mais l'Algérie est l'âme de cet esprit. Il m'est donc plus difficile et plus douloureux qu'à quiconque de prendre parti pour un camp contre l'autre camp. Il n'est pas facile de reconnaître le visage de la Justice. L'ivraie se mêle toujours au bon grain, dans l'homme comme dans la société; et il nous est recommandé de ne pas arracher l'ivraie.
Cependant quand il advient qu'un fait, qu'une situation m'y contraignent, une partie de moi est sommée, pour choisir, de se dresser contre une autre, que je ne peux pour autant renier sans renier ou mutiler gravement l'homme ambigu que je suis.
En décembre 1943, au lendemain du retentissant discours de Constantine, quand le Général de Gaulle décida de donner la citoyenneté française aux Musulmans d'Algérie, j'écrivis un article intitulé « l'Honneur d'être Français ». Je n'hésiterai pas, aujourd'hui encore, à signer cet article. Je considère toujours qu'il est honorable d'être Français. Il n'est pas question, pour moi, de renier et encore moins de haïr la France, patrie de mon esprit et d'une part au moins de mon âme. Mais il y a la France, la France d'Europe, la France tout court, et l'autre, celle dont le colonialisme a fait un simulacre qui est proprement la négation de la France.
On se garde bien d'exposer à l'opinion publique qu'avant de se résoudre à la révolte armée les Algériens ont épuisé tous les moyens pacifiques et légaux d'exprimer par la parole, par l'écrit, par les meetings ou les réunions publiques, leurs revendications les moins subversives. L'exercice des droits les plus élémentaires a été suspendu : réunions interdites, partis politiques dissous, chefs et militants traqués, journaux saisis, suspendus ou interdits. Entre le peuple français et les Algériens, les agents du colonialisme (souverain maître du pays, disposant des terres, des entreprises industrielles, des journaux, de l'Administration, de l'Armée et de la Police, dominant les gouverneurs généraux, les ministères et les parlements) ont toujours fait écran. C'est par eux que la France a été « renseignée » sur l'Algérie. Et quand, de loin en loin, un homme, une organisation parvenaient à donner de la voix, une seule réponse leur était opposée : la Répression, vêtue de formes diverses : prisons, camps de concentration, suppression de tous les droits solennellement proclamés dans la loi, l'exil, enfin la torture, la mort et le charnier commun (...)
Pour vaincre le mépris et l'humiliation une seule voie demeurait ouverte : la restitution de la nationalité algérienne aux Algériens. C'est l'exigence première de l'insurrection nationale d'Algérie. Or, on ne reçoit pas d'autrui, comme la médaille des bons serviteurs, le respect qui est dû inconditionnellement à l'homme. On ne reçoit pas, sur une estrade de comice agricole, la couronne de la liberté. On ne mérite pas le respect, on l'impose. Pour être libre, il suffit de se proclamer libre et de vivre en homme libre. Ainsi le peuple algérien vient-il de s'affirmer comme un peuple libre, et comme une nation qui fera reconnaître, quoiqu'il arrive, quoiqu'il en coûte, son existence dans la liberté (...)
Du fond du désespoir, où l’égoïsme cruel des cyniques, l'inconscience des innocents abusés et complices malgré eux, et l'aveugle légèreté des gouvernants ont acculé le peuple algérien et surtout la jeunesse, une invincible espérance s'est levée. C'est une espérance nationale. Une espérance redoutable dans sa lucidité virile. Car ceux qui sont passés à l'action directe, et le peuple dont ils sont la conscience armée, n'ont pas choisi de gaieté de cœur un combat inégal et provisoirement douteux. Ils s'y sont engagés parce qu'aucune voie de droit ou de raison ne leur était laissée libre. Il n'y avait rien d'autre à faire. C'était, et cela demeure la seule chose à faire. Une voie sanglante, étroite, incertaine et longue. Mais encore un coup, ils n'avaient pas le choix.
Jean Amrouche, alias Jean El Mouhoub, né le 7 février 1906 à Ighil Ali, Béjaïa, Kabylie, et mort le 16 avril 1962 à Paris 8ᵉ, est un écrivain, journaliste littéraire et homme de radio d'expression française.
Source: En mémoire de Jean El-Mouhoub Amrouche surFacebook