Né le 26 février 1939 à Bitche (Moselle), j’ai vécu ma prime jeunesse en expulsion, puis à Ormersviller, un village situé sur les confins du Bitcherland, directement sur la frontière sarroise. J’ai subi les vicissitudes de la guerre de 1939-1945 et celles de la guerre d’Algérie.
Mon père Antoine a été exploitant agricole et ma mère Agathe, mère au foyer, mais très active dans l’exploitation. Je suis le benjamin d’une fratrie de trois soeurs et d’un frère. De mon travail à la ferme, comme enfant, étudiant et jusqu’au décès de mon père en 1976, j’ai dû accomplir un travail dur et laborieux. Je connais à fond les activités physiques de l’exploitant agricole des années 1970. Le travail le plus dur était de monter les sacs de blé de 90 kg au grenier et de mettre de très nombreux sacs de pommes de terre sur le chariot en fin de journée.
Un itinéraire inattendu durant la guerre 1939/1945
Fin août 1939, mon père est mobilisé, ma famille est évacuée le 1er septembre 1939 à Brie en Charente. Mon père est libéré pour Noël 1940, le 2 janvier, il est embauché à la Fonderie de Ruelle (Charente). Toutes les familles de mon village, sauf une, reviennent en septembre 1940 en Moselle. Arrivées à Sarrebourg, toutes les familles d’Ormersviller sont abritées à l’hôpital psychiatrique de Lorquin, mais après 15 jours d’attente, elles rejoignent d'eux-mêmes Ormersviller d’où elles sont transplantées par l’armée allemande en novembre 1940 à Blanche-église et Kerprich en Moselle. Ma famille est logée durant un an dans la maison d’une famille indésirable expulsée par les Allemands. Puis elle est déplacée à Manhoué en octobre 1941 dans une ferme que le gérant allemand a mal dirigée. Ma camarade de jeux est une voisine, Mathilde, qui a mon âge. Je ne fréquente que les familles qui parlent le dialecte du Bitcherland.
Joseph jouant avec le chien du forgeron
Mobilisation de René
Tout s’est relativement bien passé à Manhoué
jusqu’au 16 mars 1944, quand mon frère René, âgé de 17 ans, a été mobilisé dans l’armée allemande. Comme il est trop petit, 1,60 m, il a eu la chance de ne pas être versé dans les SS alors que son camarade Gérard y est affecté. Ce dernier a réussi à se cacher dans sa famille à Lorquin. René est envoyé dans la marine allemande et a été affecté en Norvège.
Une fin de guerre tourmentée
Le séjour à Manhoué a été troublé par l’armée allemande le premier septembre 1944. Tout un régiment de militaires allemands a traversé Manhoué et a emmené de force tous les chevaux, toutes les vaches et toutes les bicyclettes comme butin. Toutes les familles sont forcées à servir des repas aux militaires gradés allemands. Les familles allemandes et roumaines retournent en Allemagne alors que les Lorrains et les Polonais refusent de les suivre. Avec les nombreux bombardements, nous vivons très souvent dans la cave. Plusieurs fois par jour, je vais voir ce qui se passe dehors, car je n’aime pas rester dans une cave sombre. C’est ainsi que le 27 septembre 1944, j’ai vu quand les soldats allemands ont tué devant notre maison notre voisin Jean Fischer alors qu'il chassait les canards de la rue avant l'arrivée du char. Encore maintenant, j’y pense chaque fois quand je vois un membre de sa famille, c’est pourquoi j’ai beaucoup de mal à maîtriser ce traumatisme de la reviviscence.
Nouvelle évacuation
Trois jours après, le 30 septembre tous les Lorrains du village sont invités par les Américains à rejoindre à pied après la tombée de la nuit le village d’Aboncourt-sur-Seille, distant de deux kilomètres. Le transport par camion est trop visible et dangereux. Durant la marche, des tirs traçants sont tirés au-dessus de nos têtes. Chacun a porté ce qu’il pouvait, les grandes personnes des valises, les enfants ce qu’ils pouvaient transporter. J’ai porté les chaussures de dimanche de mon père et un bidon de lait contenant un coutelas et un réveil. Tout le monde a hâte de trouver un abri. Enfin, la colonne de réfugiés est arrivée par chance sans incident à Aboncourt. Toutes les familles sont évacuées par des GMC américains durant la nuit à Nancy libéré le 25 septembre 1944. Toutes les familles ont été abritées dans les salles de cours de l’Université de Nancy pendant une quinzaine de jours. Puis le Secours national leur a attribué des appartements vides et leur a donné des meubles essentiels pour vivre indépendamment. Mes parents ont toutefois un gros souci, ils sont dans une grande inquiétude, car ils n’ont plus de nouvelles de leur fils René.
Retour à l’école française
Une fois installés dans leur appartement, les réfugiés mosellans ont eu le courage d’inscrire à l’école française leurs enfants qui ont fréquenté l’école allemande durant quatre ans. Mes parents paysans, qui ont dû déménager plusieurs fois avec les valises de 1939 à 1946, ont toujours eu le souci de la formation de leurs enfants et ont toujours réussi à les mettre dans une école. Pour moi, ils ont été extraordinaires. Ma soeur Yvonne 18 ans qui est bilingue a inscrit à Nancy ma soeur Marie-Thérèse, 15 ans, dans une école commerciale où elle a appris la sténodactylographie et la comptabilité et ma soeur Valérie au cours de
fin d’études. Moi, j’ai fréquenté l’école maternelle Charles III, où j’ai appris rapidement à parler français, et même à lire et à calculer.
Mon père a cherché du travail
Par contre, mon père n’a pas trouvé de travail à Nancy, c’est pourquoi il a décidé de déménager le 15 mars 1945 à Dieuze. Marie-Thérèse a le droit de rester à Nancy comme interne pour terminer l’année scolaire. Mon père est rapidement embauché dans la scierie Hector comme sagard et ma soeur Marie-Thérèse à son retour en juillet comme secrétaire-comptable. Moi je fréquente
Joseph et le premier à gauche dans la 3ème rangée
d’abord l’école maternelle, puis l’école de garçons à partir de la rentrée du 1 er octobre 1945. Comme à Dieuze, les francophones indésirables avaient été expulsés par les Allemands, les jeunes me harcelaient et me traitaient de bo….. J’ai eu droit à de nombreux coups de pied.
Le retour tant attendu de René
Suite aux deux déménagements, depuis août 1944, mes parents n’ont plus de nouvelles de mon frère René qui a stationné à la base militaire marine allemande de Bjerkvik (Norvège). La guerre est finie depuis le 8 mai 1945 et toujours pas de nouvelles de René. Mes parents vivent dans l’inquiétude, ils se demandent, est-il encore vivant? Enfin, le jeudi 3 octobre 1945, René revient de captivité et a retrouvé enfin ses parents, son frère et ses sœurs. Seuls Joseph, Valérie, Yvonne et ma mère ont été à la maison. Il est tombé aussitôt dans les bras de ma mère qui s’est mise à pleurer de joie. Ensuite elle lui explique:
« A cause de nos déménagements successifs, nous n’avions plus de tes nouvelles depuis septembre 1944. Nous étions très inquiets pour toi. » « Après mon arrivée en Metz, j’ai pris le train pour Delme, où j’ai rencontré l’oncle Nicolas, qui m’a dit que vous habitiez à Dieuze, » répond René.
Puis il m’a embrassé sans oublier mes sœurs Yvonne et Valérie, ainsi que ma soeur Marie-Thérèse et mon père à leur retour du travail. Pour le repas du soir, la famille était à nouveau complète. Je n’ai jamais oublié ces émouvantes retrouvailles. Nous ne pouvions pas encore retourner à Ormersviller, car notre maison a été entièrement détruite. Il fallait attendre la mise en place des baraquements pour les familles, mais aussi ceux pour le bétail. C’est pourquoi, René est allé travailler à l’usine Bata. Le 15 mars 1946, le maire d’Ormersviller nous a envoyé l’autorisation du retour pour le 1er avril 1946.
Enfin le retour au Bitcherland
Le lundi 1er avril 1946, le camion de la scierie Hector de Dieuze nous a déménagés à Ormersviller. Une surprise désagréable nous attend: notre baraquement n’a ni eau ni électricité, ni toilettes, mais nous sommes à nouveau chez nous au Bitcherland. Nous constatons nous mêmes tous les dégâts causés par les bombardements. Tout le village est détruit à plus de 80%. René est allé travailler dans une entreprise chargée de la reconstruction. Petit à petit, mon père, âgé de 50 ans, mais courageux, a remonté son exploitation. Cette période après-guerre a été très difficile, car nous avons vécu très chichement.
Réouverture de l’école
L’école élémentaire a seulement été ouverte par Joseph Weissend dans l’ancienne école de filles le mardi 1er octobre 1946. Cela a été très difficile pour lui à remettre l’enseignement en français à ceux qui n’avaient fréquenté que l’école allemande pendant quatre ans. A cette époque l’Alliance française a envoyé certains de ces élèves dans des familles dans le sud de la France pendant plusieurs mois. Quand ils sont revenus, ils savaient tous bien parler le français, et cela a permis à certains de poursuivre des études secondaires. Après deux ans, Joseph Weissend est remplacé par M. Vogt qui ne reste qu’une année.
Les conseils inattendus de mon instituteur
Au cours moyen 2, mon nouvel instituteur Lucien Remeth a rendu visite au mois de mai à mes
Joseph Sprunck est quatrième à partir de la gauche dans le deuxième rang.
parents et leur a conseillé de m’envoyer au Lycée Fabert à Metz, pour y suivre des études secondaires. Hélas en 1950, il y a de très mauvaises communications pour se rendre à Metz. Alors mes parents ont décidé de m’inscrire au collège Saint-Augustin de Bitche, où j’ai réussi le BEPC et le baccalauréat. Au collège de Bitche, j’ai été impressionné par un internat austère et sévère, mais efficace, car il fallait travailler.
L’entrée dans l’Education nationale
Après avoir réussi le concours d’entrée et signé un contrat de dix ans, j’ai fréquenté durant un an l’Ecole normale de Montigny-lès-Metz dont j’ai beaucoup apprécié l'excellente formation pédagogique et surtout les nombreux stages dans les différentes classes des maîtres d’application.
Le 1er octobre 1959, je suis nommé chargé d’école à Weiskirch à 5 km d’Ormersviller que je rejoins au début tous les jours à bicyclette. C'était une classe unique de 15 élèves (2 au CP, 6 au CE , 6 au CM et 1 CFE. C'est dans cette école que j’ai passé avec succès le certificat d'aptitude pédagogique.
Appelé à Verdun, puis envoyé en Algérie
Le 1er septembre 1961, j’ai été appelé pour mon service militaire. J’ai fait mes classes au 164 ème R.I. à la caserne Niel de Verdun. Après une permission de détente de 15 jours, j’ai rejoint Verdun le 5 janvier 1962 et le 6 janvier nous avons pris le train pour Marseille dans des wagons de troisième classe avec des banquettes en bois et après 24 h de voyage, nous sommes arrivés à la gare Saint-Charles. Nous avons passé trois jours dans le camp de transit Sainte-Marthe et le 10 janvier 1962, nous avons embarqué dans le paquebot El Djezaïr. A peine sorti du port, une tempête s’est levée, tout le monde a dû quitter le pont. Nous avons voyagé comme du temps des esclaves, à fond de cale sur des chaises longues. Comme la mer a été déchaînée durant toute la traversée, presque tout le monde a été malade, les vomissures ont rendu le sol glissant. Comme le bateau a tangué nous avons glissé sur nos chaises longues à gauche et à droite, en avant et en arrière. Grâce au Schnaps que mon père m’a donné, mes trois camarades et moi avons réussi à rester en pleine forme. Après 19 h de traversée par une mer déchaînée, nous avons débarqué à Bône (Adiba).
Militaire en Algérie
Le 11 janvier 1962, j’ai été affecté à la 4 ème compagnie au 15/1, stationnée à Kellermann, un petit village annexe de Guelma en Algérie, non loin de la frontière tunisienne. Je suis abasourdi par la vue des familles algériennes, parquées dans un camp de regroupement et entouré de barbelés. Ils habitaient dans des huttes qu’ils ont dû ériger eux-mêmes, faites de branches et de torchis.
De 1954 à 1962, l'armée et l'administration françaises ont « regroupé » plus de deux millions d'Algériennes et d’Algériens qui ont été déplacées dans quelque deux mille camps. Inimaginable, mais vrai. J'ai constaté une fois de plus que pendant les guerres tout est permis.
Mes fonctions de militaire
J’y ai rempli la fonction de secrétaire du capitaine Jean Mouchot. Après le rapatriement du major responsable de la trésorerie, j’ai dû le remplacer pour les achats, la trésorerie et le foyer du soldat.
Peu après le cessez-le-feu, nous avons déménagé chaque mois. Nous avons fêté Pâques à la ferme Medgez Amar, en juin la compagnie est mutée à Penthièvre où nous avons vécu le référendum, puis fin juillet nous avons rejoint Mondovi où Albert Camus est né. Au mois d’août, j’ai eu droit à une permission de 23 jours. Pour chaque traversée de la mer Méditerranée, j'ai loué la cabine d'un matelot pour 20 F. J’arrive à point pour la moisson chez mes parents. A mon retour, on m’apprend que ma compagnie a été dissoute et que je suis nommé chef de bureau du PC du colonel Guy à la Ferme Cheymol.
Vivre dans l'incertitude et la peur
Je n’ai jamais combattu en Algérie, mais j’ai vécu dans l’incertitude avec la peur d’être kidnappé ou abattu comme Jean Fischer à Manhoué lors de mes nombreux déplacements. Dans tous mes déplacements, nous n’étions qu’à deux dans le GMC, le chauffeur et moi. Il faut rappeler que
30 000 appelés y sont morts et 651 ont disparu.
Enfin, le régiment est rapatrié le 10 décembre 1962 à la caserne Serret à Châtel-Saint-Germain (Moselle) où il faisait moins -15° durant tout mon séjour. Je garde le même poste au bureau du PC. Enfin, on a droit à une douche hebdomadaire. J’ai été libéré le 27 février 1963
Nommé à Volmunster en 1963
Je suis nommé chargé de classe unique le 1er mars 1963 à l’école de garçons de Volmunster. C’est une classe unique avec un effectif de 33 garçons, dont deux élèves doivent passer le certificat d’étude et deux l’examen d’entrée en sixième. Très vite, en accord avec l’inspecteur, je suis autorisé à géminer les deux écoles de garçons et de filles et puis en 1975 à créer un regroupement pédagogique pour les enfants des trois écoles de la commune. En 1965, j’ai commencé à développer le sport dans les écoles du canton et je suis nommé responsable de circonscription de l’Union sportive de l'école primaire (USEP) et délégué des pupilles de l’école publique. J’ai introduit en 1972, l’enseignement de l’allemand au cours moyen et j’ai pris ma retraite en 1995.
De nombreuses activités extrascolaires
Avec les élèves, j’ai organisé des classes vertes et de nombreux voyages pédagogiques. Grâce aux correspondances scolaires, des liens ont été tissés avec l'école de Sigogne en Charente et celle de Sechsmorgenschule de Zweibrücken et avec d'autres classes françaises. En tant que président du Cercle pédagogique de Volmunster, j’ai lancé au niveau du canton les festivals scolaires, les concours de dictée et les semaines nature au Moulin d’Eschviller.
Grâce ces activités extra-scolaires, l’école a été plus attrayante pour les élèves, particulièrement chez les élèves faibles, dont certains se sont distingués en sport, en chant …
Mes passions
Mes véritables passions sont l’Histoire de France, mais surtout celle du Bitcherland et de la Lorraine, l’enseignement, les camps de vacances, les voyages, la rencontre des autres, la soif de connaître, la nature, les marches quotidiennes, les randonnées de découvertes, les visites guidées au Moulin d'Eschviller, les hommes, leur histoire et la vie associative.
Je faisais partie du comité et j’étais animateur du Foyer de Jeunes, des Amis du Moulin, j’étais président du Cercle pédagogique, membre de la société d’histoire et d’archéologie de Bitche, des secrétaires de mairie, de Confluence à Sarreguemines, de l’association des enseignants de la circonscription, des Anciens de l'école normale et de l’Office du tourisme du Pays de Bitche. J’ai été également secrétaire de mairie durant 29 ans.
J’ai vécu la suppression de l’étude 16 h à 17 h, du certificat d’études, de l’examen d’entrée en sixième, la suppression du samedi après-midi en 1969.
Que fallait-il de plus pour réaliser des reportages télévisés ou journalistiques et tenir un blog historique (https://joseph.sprunck.com)
et un blog journalier (volmunster.blogspot.com) durant ma retraite.
Volmunster le 28 janvier 2025
Joseph Antoine Sprunck
Sources : Documents personnels